CHAPITRE II

 

Le rôle d’équipage de l’hypernef Erika II ne comportait en tout et pour tout que trois noms : ceux de la Centaurienne Ava, du Terrien Jorge et du Sirien Wolan, mais s’il arrivait à quelque chef d’escale soucieux de formalisme de demander lequel faisait fonction de commandant de bord, la réponse était aussi invariable qu’inattendue.

—      C’est Théodore, naturellement...

Bien entendu, ce n’était qu’une façon d’éluder une question jugée indiscrète car chacun d’eux possédait tous les brevets nécessaires pour prétendre à cette qualité. Ils se refusaient seulement à admettre toute notion de hiérarchie entre eux ; hors du vaisseau, leur spécialisation jouait — Ava était naturaliste, Jorge physicien et minéralogiste, Wolan écologiste et sémanticien — à l’intérieur ils se voulaient strictement égaux. Toutefois la réponse n’était une plaisanterie que sur le plan administratif, car Théodore existait réellement, même si ce n’était que sous la forme très peu humaine d’une masse de circuits moléculaires intégrés. Sa véritable dénomination était W/THD-16001 et il constituait l’élément essentiel de l’équipement de la nef au titre de maître-ordinateur de navigation et de contrôle. Un simple calculateur électronique donc, mais du modèle le plus récent et le plus perfectionné, pourvu non seulement de vocalisation mais de possibilités d’analyse de situation, de déduction prévisionnelle, de raisonnement inductif, de décisions actives autonomes en cas d’urgence et même de para-affectivité.

C’était lui qui, en fonction des coordonnées insérées, pilotait effectivement l’Erika du décollage à l’atterrissage inclus et qui, avec une infatigable patience, assurait sans répit ni défaillance les six quarts de veille quotidienne en parant à tous incidents de route et de matériel sans que les trois coéquipiers n’aient jamais à intervenir. Théodore avait bien toutes les responsabilités de commandant de bord et en méritait largement le titre. Il en arborait du reste l’insigne de grade : les quatre comètes d’or qu’Ava avait fixées en plein milieu de son tableau de commandes.

Ce matin-là — si tant est que dans l’incolore continuum hyperdimensionnel il y eût un matin ailleurs que sur le cadran des chronos — ce fut Wolan qui apparut le premier dans le carré, courbant les épaules et fléchissant les genoux pour ne pas heurter le linteau de la porte puis, se redressant de toute sa taille de deux mètres quarante et étirant avec un soupir de soulagement l’impressionnante musculature de son corps massif entièrement couvert d’un fin pelage bleu. Répondant cordialement au salut de Théodore, il se laissa aller dans le siège spécialement renforcé à son usage et se mit en devoir de programmer un pantagruélique petit déjeuner. Quelques minutes plus tard, la rousse et féline Centaurienne entrait à son tour vêtue d’une brève tunique noire mettant généreusement en valeur les courbes voluptueuses de son corps au ton chaud de cuivre doré. Jorge la suivait de près, serrant autour de sa taille mince les plis de sa robe de chambre et ses yeux d’un bleu de fjord sourirent aux iris émeraude de la jeune femme et aux prunelles fauves barrées de pupilles verticales du Sirien.

—      Déjà debout, Wolan? Je pensais que tu aurais fait la grasse matinée.

—      Pourquoi? C’est toi au contraire qui devrais avoir besoin de reprendre des forces puisqu’Ava était avec toi cette nuit. Moi, j’ai pu dormir en toute tranquillité.

—      Comment dois-je prendre cette remarque? répliqua Ava d’une voix pincée. Si tu aimes mieux dormir que faire l’amour avec moi, tu n’as qu’à te mettre en hibernation pendant toute la durée de chaque voyage. Tu ne te plaindras plus que je te fais perdre des heures de sommeil.

—      Tu serais bien déçue de n’avoir plus que Jorge à te mettre sous la dent, si je puis dire. Monotonie et monogamie sont presque homophones et sûrement synonymes pour toi, fille d’une constellation aux mœurs dépravées.

—      Avec ça que les indigènes du secteur de Sirius sont des petits saints chastes et purs! Tu te prétends sémanticien parce que tu sais dire les mots fille et alcool en quatre-vingt-dix langues différentes, mais que deviendrais-tu si tu étais privé des unes et de l’autre!

—      Et voilà... soupira le Terrien en attirant à lui l’appétissante omelette qui venait d’apparaître au centre de la table. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire aux Puissances du Cosmos pour être condamné à vivre en compagnie d’une aussi redoutable ménagerie : une panthère et un ours des cavernes! Heureusement que dans une cinquantaine d’heures nous atterrirons à Doria d’Eridan. Je pourrais lâcher les fauves sur la pacifique civilisation aborigène, même si elle risque d’être définitivement traumatisée...

—      Excusez-moi, intervint poliment la voix immatérielle de Théodore, mais nous n’allons plus à Doria. J’attendais que vous soyez réveillés pour vous l’annoncer.

—      Qu’est-ce que tu dis? Tu as changé de route comme ça, sans nous prévenir?

—      Il était quatre heures trente vaisseau ce matin et j’ai jugé que le moment était peu favorable pour vous déranger. L’ordre que j’ai capté émanait de votre Président-Directeur Général en personne et comme il m’a semblé présenter un caractère d’urgence bien défini, je me suis permis de l’exécuter aussitôt.

—      Sans même nous demander si nous étions d’accord?

—      Si vous ne l’êtes pas, je puis revenir tout de suite aux coordonnées primitives, le retard sera minime. Dois-je rappeler Sandra pour que vous puissiez le lui confirmer vous-même? Il n’est que trois heures de l’après-midi là-bas, la communication sera vite établie.

—      Surtout pas ! fit Jorge avec un involontaire frisson. Tu as très bien fait d’obéir, nous n’aurions pu que faire de même à ta place et tu ne l’ignorais pas. Quelle est la nouvelle destination et pour quelle raison sommes-nous déroutés?

—      J’ai naturellement enregistré le message. Dois-je vous le repasser?

—      Non, Théodore, je t’en prie! L’iceberg nommé Sandra est d’une beauté parfaite mais ce n’est pas un spectacle pour le petit déjeuner, nous sommes encore trop faibles et trop vulnérables pour le supporter. Résume-nous l’essentiel.

—      Ce n’était pas long. Vous devez vous rendre à T IV et vous mettre aussitôt en contact avec l’agent local, il vous présentera une certaine personne qui prendra passage à notre bord et nous la transporterons sur une planète non déterminée dont cette personne nous fournira les coordonnées.

—      C’est tout? fit Wolan. Sandra nous confond avec un taxi interstellaire, ma parole ! A quoi devons-nous cette déchéance?

—      D’après ce que j’ai compris, l’Erika était à ce moment-là le vaisseau du Kraft le plus proche de T IV — nous y serons dans trois heures. J’ai saisi d’autre part qu’il s’agit d’un marché concernant une fourniture intéressante détenue par la personne en question et ce sera à vous de discuter des conditions de ce marché. Les dernières paroles du message vous intiment l’ordre de réussir pour le mieux sinon... Je n’en sais pas davantage, sauf que Sandra m’a paru être de très mauvaise humeur.

—      Je vois ça d’ici, murmura Jorge. Un prospecteur qui s’est amusé à lui tenir la dragée haute au point de ne pas vouloir dire à ce brigand de Sze-Lin où se trouve son exploitation afin que nous soyons nous-mêmes contraints de lui offrir le billet de retour. Il faut que la chose soit vraiment de grande valeur pour que notre bien-aimée patronne accepte ce genre de condition... Enfin, une escale sur T IV nous offrira toujours un moment de délassement avant de repartir vers l’inconnu.

 

Il était huit heures du matin en temps local lorsque la nef se posa sur l’astroport-frontière et l’obliquité des rayons solaires sur la piste enchanta Wolan qui se déclara tout prêt à profiter du décalage pour absorber un second petit déjeuner. Toutefois, en mettant le pied sur le béton, Ava fronça les sourcils.

—      Quelle est cette histoire? Il y a déjà une nef aux couleurs du Kraft sur le terrain, pourquoi nous avoir déroutés nous alors que celle-ci aurait très bien pu se charger du transport?

—      Je la reconnais, répondit Jorge en clignant des yeux dans la direction indiquée. Elle fait surtout dans l'équipement et n’appartient pas comme nous à la branche de prospective commerciale. D'ailleurs, j'aperçois son commandant devant le bâtiment d'escale, c’est Mac Nab, le camarade avec qui nous avons fait un dégagement homérique à Siréna il y a deux ans. Allons lui serrer la main et lui demander s’il a des tuyaux.

Le petit astronaute écossais les accueillit avec de joyeuses exclamations et les entraîna aussitôt au bar pour évoquer le bon vieux temps avec force rasades. L’arrivée du trio de l’Erika n’était pas pour lui une surprise, le chimiste du labo n’avait pas résisté au désir de lui confier l’histoire de la figurine d’osmium, sous le sceau du secret bien entendu, et Mac Nab s’empressa de la répéter à ses camarades.

—      Un objet façonné en osmium pur? fit Jorge d’un ton incrédule.

—      Absolument. Sans être métallurgiste, je sais que la chose est impossible et pourtant elle est vraie. Tu te rends compte de la valeur que représente une pareille découverte?

—      Fichtre oui ! Je comprends maintenant que Sandra puisse s’intéresser à cette affaire au point de désorganiser notre propre programme. D’après le message par lequel elle nous a déroutés, nous devons emmener le vendeur éventuel vers un lieu mystérieux dont nous ne connaîtrons les coordonnées qu’en cours de route, pour y discuter des conditions du marché. Mais au fait, puisque tu étais déjà là, pourquoi n’as-tu pas été chargé de cette mission? Tu n’appartiens peut-être pas à la branche commerciale mais tu es bien assez roublard pour défendre au mieux les intérêts de la firme et même un peu les tiens à l’occasion.

—      Trop compliqué pour moi, mon fils, il y a bien trop de bizarreries dans cette histoire; il y aurait là-dessous une autre race galactique que ça ne m’étonnerait pas et vous êtes tous les trois des spécialistes des contacts extra fédéraux. De toute façon, c’était impossible parce que je suis actuellement cloué sur T IV pour plusieurs semaines. Je dois transporter une équipe de première installation avec tout son matériel sur K 18 où nous allons démarrer l’exploitation d’un gisement dont la Boîte a acquis la propriété. Comme mes passagers ne rejoindront T IV que le 10 juillet standard, je profite du délai pour remettre à neuf mes deux générateurs auxiliaires qui commençaient à donner des signes de fatigue, ma baille est donc indisponible. Remarque que j’aurais quand même bien voulu faire cette promenade, la personne que vous devez emmener n’est pas un prospecteur mais une jeune femme et rudement jolie par surcroît. Ray, le réceptionniste de l’agence en est encore tout rêveur...

—      Ça change tout, sourit Ava. Je connais au moins deux garçons qui vont être enchantés de l’aventure imprévue. Je me demande ce qu’ils attendent pour se précipiter vers la belle passagère.

—      Il faut d’abord savoir où elle se trouve, fit raisonnablement Jorge. Je vais donner un coup de fil à Sze-Lin.

Il s’enferma dans une cabine pour en ressortir au bout de trois minutes.

—      Elle s’appelle Shô et elle a été logée au Juno. Sze-Lin se charge de la prévenir de notre arrivée et il n’y a plus qu’à aller la chercher et partir immédiatement.

—      Si rapidement? fit Wolan. Même pas le temps de souffler?

—      Il paraît que Sandra a piqué une de ses plus mortelles crises de colère froide à l’énoncé des conditions de secret imposées par la jeune personne et il est préférable de ne pas la mécontenter davantage. Tout doit être liquidé dans les plus brefs délais et le know-how de l’usinage de l’osmium obtenu sans restriction quel qu’en doive être le prix. Les responsables du contrat nous attendent en un point convenu qui n’est certainement pas leur propre planète; notre intérêt est de ne pas les faire poireauter trop longtemps, ils pourraient se venger en se montrant plus difficiles. Allons quérir Shô et embarquons-la.

—      Non, fit Ava. Je ne suis pas d’accord pour que nous nous présentions au Juno tous les trois, nous aurions l’air d’un corps expéditionnaire. Un seul de nous suffira pour la première présentation. Ce ne peut être Wolan, la pauvre fille risquerait d’être terrorisée en voyant apparaître ce géant velu; ce ne peut non plus être moi, car une femme se méfie toujours d’une autre femme. C’est donc à toi de te dévouer, Jorge, et tâche de la séduire du premier coup, ça facilitera les opérations ultérieures.

—      Bonne idée, approuva le Sirien, pendant ce temps nous pourrions en profiter pour faire un petit tour en ville...

—      Pas question. Tu ne manquerais pas de te laisser entraîner par tes bas instincts et nous passerions le reste de la journée à te rechercher de taverne en taverne. La cité est « off-limits » pour un équipage en partance.

Le Terrien n’avait pas essayé de discuter, il était déjà hors du bâtiment d’escale, hélait un glisseur-taxi. A la réception de l’hôtel, il obtint sans difficulté le numéro de l’appartement retenu par l’agence, s’engouffra dans l’ascenseur, longea le couloir, toqua à la porte qui s’ouvrit aussitôt. Fraîche, souriante, délicieusement attirante dans sa courte tunique de soie bleue, Shô se dressait devant lui.

—      Entrez, fit-elle. Vous êtes bien celui qui doit m’emmener, n’est-ce pas?

Il nota à peine le léger accent chantant qui modulait les paroles, l’indéniable beauté de la jeune étrangère et le charme sensuel qui émanait d’elle avaient agi sur lui avec la même instantanéité que sur N’Garoo, Ray ou Sze-Lin. On lui avait dit que la mystérieuse inconnue était jolie mais le mot était bien au-dessous de la réalité, elle était presque aussi désirable qu’Ava bien que totalement différente...

—      C’est bien moi, répondit-il en s’inclinant. Je m’appelle Jorge et vous me voyez sincèrement heureux de la mission qui m’incombe. J’espère que, lorsque nous serons dans l’espace, le but que vous nous désignerez se trouve très loin pour avoir pendant longtemps la joie de votre présence à bord.

—      Merci, Jorge. Il sera peut-être assez loin, cela dépendra de vous et quant à moi, je suis à partir de maintenant votre humble et obéissante servante.

Le Terrien apprécia ce qui ne devait être probablement qu’une simple formule de politesse, il n’aurait vu aucun inconvénient à ce qu’elle fût l’expression de la vérité. Mais la jeune femme poursuivait.

—      Ne voulez-vous pas vous rafraîchir? Nous pouvons faire monter ici ce qui vous plaira, votre agent m’a donné une carte de crédit. J’en ai déjà profité d’ailleurs, les robes et les lingeries qui sont en vente dans les magasins de l’hôtel sont tellement jolies que j’en ai rempli une pleine valise.

—      Merci de votre invitation, Shô, mais il ne faut pas trop nous attarder.

—      Oh, nous n’en sommes quand même pas à quelques moments près... Quand vous êtes entré ici il m’a semblé que vous ne me trouviez pas trop déplaisante à regarder et moi aussi j’ai été contente de voir que j’allais appartenir à un homme aussi séduisant que vous l’êtes. N’avez-vous pas envie de goûter tout de suite à moi?

Totalement interloqué par une proposition aussi directe, Jorge contempla la jeune femme sans mot dire. Devant son silence et son immobilité, celle-ci eut d’abord une moue de déception puis, sans transition, éclata de rire.

—      Oh! je comprends! Vos coutumes ne sont pas les mêmes que les nôtres et vous vous demandez à quoi vous en tenir à mon sujet! Mais je suis très réellement votre servante à tous les sens du mot, Jorge. C’est le devoir de ma caste. Tout comme l’oiseau d’osmium a été donné à votre Kraft, j’ai été moi-même donnée à celui ou celle qui sera chargé de m’emmener. Je suis désormais votre propriété et vous pouvez faire de moi ce qu’il vous plaît. Me vendre par exemple, ou bien me garder, ce sera à vous d’en décider quand nous serons là-bas. Mais avant, ne voulez-vous vraiment pas vous assurer si je sais bien faire l’amour?...

Tout en achevant sa phrase d’un air implorant, elle avait dénoué la ceinture de sa tunique et avait laissé glisser à ses pieds le frêle vêtement. Elle se dressait devant lui dans toute sa beauté révélée avec une magnifique impudeur, se cambrait, s’offrait tout entière, tendait ses bras suppliants. Jorge n’avait qu’un seul pas à faire et il le fit...

***

—      Mais qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer! gronda pour la dixième fois Wolan. Ça fait plus de deux heures que nous nous morfondons ici! C’est là le départ immédiat? J’ai bien envie d’aller moi-même voir au Juno ce qui se passe!

—      Pourquoi t’impatientes-tu ainsi? fit Ava en haussant les épaules. Il faut bien leur laisser le temps de faire connaissance.

—      Je veux bien, mais si nous avions su que ça durerait si longtemps, nous aurions pu aller faire un tour en ville de notre côté. Au lieu de cela, tu nous as fait réintégrer l’Erika comme si nous devions être prêts à décoller sans perdre une seconde! On jurerait que nous sommes en quarantaine sur une planète interdite!

—      La période d’attente est sur le point de se terminer, intervint poliment la voix de Théodore. J’enregistre en ce moment l’image d’un glisseur qui vient de déboucher sur le terrain et qui s’approche de nous. Votre compagnon est à bord ainsi qu’une autre personne de morphologie humaine et apparemment de sexe féminin. Le véhicule atteint le pied de la rampe...

Deux minutes plus tard, les retardataires faisaient leur entrée dans le carré et, à la vue de la passagère attendue, la Centaurienne arqua ses fins sourcils tandis que les pupilles de Wolan s’ovalisaient.

—      Hé bien, murmura-t-il, je commence à comprendre...

—      Shô, coupa Jorge, je te présente mes compagnons. Wolan a l’air d’un monstre redoutable, mais je t’assure qu’il n’y a pas d’être plus doux, sauf quand il a faim et soif, Ava est beaucoup plus dangereuse, mais je suis là pour te protéger si elle sort ses griffes. J’espère néanmoins que vous vous entendrez toutes les deux.

—      J’ai l’impression que nous y arriverons assez facilement, sourit Ava en détaillant d’un regard approbateur l’onduleuse silhouette de la jeune femme. Je suis enchantée de vous avoir à bord, Shô et tout comme Wolan, je comprends pourquoi Jorge s’est attardé aussi longtemps avant de vous emmener. Je ne sais pas si c’était pour vous aider à faire vos bagages, mais maintenant il a tout l’air de vous considérer comme sa propriété.

—      C’est bien ce que je suis, Ava, répondit gentiment Shô. Il était prévu que si la première proposition que j’apportais était acceptée, j’appartiendrais à celui qui serait chargé des pourparlers. C’est un très vieil usage chez nous. Quand on veut honorer un hôte important, on lui offre une jeune Serve et c’est moi qui ai été choisie. J’ai eu très peur au début, Jorge était si distant que j’ai cru qu’il ne voulait pas de moi mais c’était seulement parce qu’il n’était pas au courant de nos coutumes. Dès qu’il a compris il s’est empressé de me prendre et je suis maintenant très heureuse de mon nouveau maître, il est si beau et il fait si bien l’amour...

—      Et pendant que ces formalités rituelles se déroulaient, soupira Wolan, nous commencions à nous demander si notre camarade n’avait pas été enlevé par des pirates. Mais si les clauses du contrat que nous allons discuter sont toutes de même nature, je me déclare être vraiment intéressé.

La rousse Centaurienne se leva souplement, s’approcha de Shô.

—      Je crois que notre cher Jorge ne vous a pas encore tout dit en ce qui concerne notre équipe, dit-elle en lui prenant la main. La charte du bord prévoit la communauté absolue, tout ce qui est acquis par l’un d’entre nous appartient également aux deux autres. Nous aussi, nous avons nos coutumes et nos lois.

—      C’est vrai? interrogea Shô en se retournant vers le Terrien.

—      En principe oui, mais tu n’es pas une chose, tu es un être humain. L’esclavage n’existe pas dans notre monde, nul ne peut te contraindre à faire ce que tu ne désires pas.

—      Oh, mais moi je n’y vois aucun inconvénient! Tu es mon premier maître. Tu peux me garder pour toi tout seul si tu le veux mais sinon je suis tout à fait prête à aimer tes camarades suivant votre usage. Wolan a l’air si fort et Ava est tellement belle...

—      Tiens, tiens!... Le fait que notre panthère soit du même sexe que toi n’a pas l’air de te déplaire particulièrement?

—      Tu sais, chez nous, il y a en moyenne sept femmes pour un homme, nous n’aurions pas souvent l’occasion de connaître les joies de l’amour si nous étions condamnées à l’hétérosexualité. Si Ava me désire, je crois que je ne la décevrai pas. Te rends-tu compte de ce que cela signifierait pour moi, simple petite Serve? Au lieu d’avoir six amies et un septième d’amant, j’aurais deux Maîtres et en plus la plus belle des Maîtresses que l’on puisse rêver!

La jeune Centaurienne lança à Jorge un regard de triomphe et, serrant plus fort la main de Shô, se mit en devoir de l’entraîner vers la porte des cabines, mais le Terrien s’interposa fermement.

—      Un peu de patience, Ava! Puisque Shô est prête à tous les sacrifices et paraît même s’en réjouir d’avance, je ne tenterai pas à m’opposer à la règle du partage, bien que je ne sois pas sûr que Wolan et moi aurions exigé aussi fermement que toi son application si notre hôte avait été un garçon. Mais pour le moment nous avons des choses plus sérieuses à faire. Il faut nous mettre en route vers ce rendez-vous et nous n’avons déjà perdu que trop de temps.

—      C’est toi qui l’as perdu en sa compagnie au Juno!

—      C’était un rite nécessaire et c’est aussi une raison supplémentaire pour ne plus tarder. Théodore, mets en route les propulseurs, et décolle immédiatement. Tu monteras jusqu’à la limite de gravitation planétaire et là, nous te donnerons les coordonnées que cette jeune femme nous transmettra.

—      Compris. Dois-je avertir la tour de contrôle?

—      Inutile. Assure-toi seulement qu’aucune autre nef n’est en train de manœuvrer à proximité. Si nous nous conformions à la routine, nous devrions aussi annoncer notre destination, et comme nous l’ignorons encore... Fonce sans t’occuper des rampants.

Derrière la grande baie, le commandant N’Garoo fixa d’un regard lourd le grand vaisseau qui s’arrachait à la piste et accélérait verticalement vers l’espace. Crispant les poings sur le rebord du pupitre, il ferma les yeux comme pour refuser le spectacle, poussa un profond soupir.

—      Je suis affecté à une station-frontière, gronda-t-il d’une voix rauque. Je suis affecté à une station-frontière où tout le monde arrive et s’en va sans même demander mon avis. Hé bien il faudra que je m’y fasse!...

Il se retourna d’un bloc, marcha vers la porte de l’ascenseur et, au moment de l’atteindre, lança vers son adjoint un coup d’œil autoritaire.

—      Continuez à garder ce foutu quart si ça vous amuse, moi, je vais me promener. Si par hasard quelqu’un a besoin de moi, dites-lui qu’il me cherche dans l’un des foutus bordels de cette foutue cité!...